La Californie, c’est le paradis, en apparence du moins. Une végétation perpétuelle, le soleil omniprésent, les villes côtières qui empruntent toujours un air de vacances, l’alimentation la plus verte. Et le revers de la médaille. Un trafic automobile perpétuel, l’itinérance omniprésente, les villes côtières qui reproduisent des décors de vacances, l’alimentation la plus transformée. Dans la navette qui nous ramène vers l’aéroport, un homme part visiter sa petite-fille à Boston. Il se plaint des prix, de la hausse des taxes sur l’essence, de ce qui lui en coûte pour immatriculer sa voiture, des amendes imposées à ceux qui ont transgressé les règles d’arrosage lors de la sécheresse des dernières années, des migrants illégaux…bien que…«certains sont corrects et entretiennent bien les parterres». Une fois le passager descendu de la navette, la jeune chauffeur ne décolère pas. Elle n’en peut plus de cette rengaine. L’argent, l’immigration, l’eau…La misère qui croît d’un côté, la richesse, de l’autre. Deux mondes en parallèle…et des problèmes durables au cœur même de l’État qui a vu naître les grands mouvements de syndicalisation des travailleurs agricoles au XXe siècle. Steinbeck et ses Raisins de la colère ne sont pas très loin.
Fidèle à mes habitudes, j’ai repris le chemin des marchés. Faute de temps, je n’ai pas pu pousser à l’intérieur des terres pour tenter de voir quelques fermes. On n’a pas de mal à imaginer les extrêmes là-aussi. Des petits qui tentent de s’arracher un revenu; les autres qui produisent des volumes pour répondre à la demande de cet état qui abrite la population du Canada et qui écoule une grande partie de sa production hors frontières, jusqu’ici. Une terre arable bénie des dieux. Une économie agricole qui repose sur tous ces travailleurs venus du sud. Au marché, à la vue de la caméra, quelques vendeurs se mettent en retrait. Ils se font discrets.
Samedi matin, à San Diego. Premier arrêt dans Little Italy, un quartier de bord de mer qui se gentrifie petit à petit. Les restaurants italiens se succèdent sur India Street. Antipasti, primi, secondi. Comme à l’italienne mais les portions, énormes, restreignent la dégustation. Plusieurs repartent avec une partie des lunchs de la semaine, dans un sac au nom du restaurant. L’habitude est ancrée.
Son marché du samedi attire beaucoup de monde. Une première section est réservée aux petits artisans bijoutiers, concepteurs de t-shirts et, de l’autre côté de la rue, on trouve les commerces alimentaires, à commencer par le café. Le premier arrêt pour plusieurs. Plus bas, un vendeur de crêpes, muni de sa plaque, des louche, spatule et tampon d’essuyage d’usage, il compose ses crêpes une à une. La mise en place est parfaite, le geste maîtrisé, le rythme soutenu.
Et partout, des jus et encore des jus : smoothies, «jus verts», kombucha, eau aux prétentions miraculeuses, un peu de bière.Toute la variété des nuances des agrumes, beaux dans leurs imperfections (parce que les oranges ne sont pas toutes pareilles, on en vient à l’oublier!). Du fromage? Juste un peu. Des saucissons, des poissons (une bonne idée pour nos marchés du bord du fleuve non?), des éleveurs qui proposent leurs viandes, des marchands de gâteries pour chiens dont celui-ci qui achète à son voisin d’étal têtes, pattes et trachées pour les revendre, une fois séchées.
Des fleurs à vous donner envie de tenter de nouveau la culture des pois de senteur…ou d’essayer celle des gerberas? ou? ou?… La productrice, présente sur place, explique vendre toute l’année et ne pas craindre pour l’irrigation. La nouvelle usine qui dessale l’eau de mer est en opération, à Carlsbad, un peu plus au nord. Là-bas, il fait si chaud l’été qu’il faut chauler vitres des serres et créer l’ombre, pour éviter de brûler les fleurs.
Un peu plus tard, au petit marché installé près du Centre communautaire de Del Mar, une femme expose ses orchidées. Elle raconte en avoir, en permanence, 100 000 dans ses serres. « Une toute petite production », me dit-elle. Pas assez pour les grands joueurs mais suffisamment pour la vente en gros et pour assurer une présence sur quelques marchés où la clientèle passe acheter et donner des nouvelles des plantes déjà acquises. Autour, le boulanger, Européen, des kiosques de fruits et de légumes, rien d’étonnant. On vient faire quelques provisions.
Le lendemain matin, rendez-vous à Rancho Santa Fe. Le concept est différent. Ses initiateurs disent avoir observé que là où on vit vieux, il y a plus que l’alimentation qui compte. Le fait de se rassembler contribue grandement à la qualité de vie. Les places publiques où s’asseoir pour refaire le monde, les tables communes, les rendez-vous de quartiers jouent un rôle. C’est ce qu’ils ont voulu reproduire au sud de la Californie, dans une petite communauté où on vit dans des quartiers verrouillés et surveillés, dans des maisons dont les façades sont invisibles de la rue on a créé ce rendez-vous pour faire connaissance avec ses voisins.
Le dimanche, des centaines de personnes s’agglutinent au cœur du marché. Les kiosques des agriculteurs sont situés dans les bouts des allées. On offre un atelier de poterie, musique, fleurs, ambiances odeurs, on se regroupe autour des tables, dans un roulement constant. Les pommes de terre dorent, arrosées avec le gras qui coule des poulets qui cuisent sur les broches du camion-rôtisserie, la paella géante embaume le pimenton, tamales, tortillas, pain plat parfumé au za’atar attendent les clients.
Tisser des liens et aider à construire des communautés, c’est aussi une des missions des marchés fermiers. Même là où la présence des fermiers est plutôt discrète. Et, à bien y penser, peut-être a-t-on moins besoin de verdure et de fraîcheur lorsqu’elles sont disponibles tout le temps? Après tout, la Californie est un des grands potagers de la planète et les marchés s’y sont multipliés ces dernières années. À chacun de trouver sa vocation…celui de Rancho Santa Fe en a trouvé une qui le démarque.