Au cœur des villages et des petites villes comme dans celui des capitales et des grandes villes, je les visite. Et pas seulement ceux que l’on qualifie de touristiques mais aussi (et surtout) ces marchés de quartier, ces installations éphémères qui, quelques heures par semaine, se déploient dans un champ ou sur la rue pour permettre de faire des provisions. Il y en a partout. Et de plus en plus. J’ai visité le plus grand marché fermier des États-Unis, à Madison au Wisconsin. J’ai cherché et trouvé des agriculteurs en plein cœur de Washington, Dallas et Vancouver. J’ai questionné les vieux marchands européens, comme ces jeunes nord-américains qui se réapproprient le concept. J’y apprend une foule de choses sur les us et coutumes alimentaires, la relance de la production locale, le dynamisme des producteurs et l’engagement des mangeurs.
Récemment, on apprenait que Québec pense déménager son marché de producteurs dans un nouvel endroit «à animer». Le Marché du Vieux port qui, depuis 1640 vit au cœur même de Québec migrerait près du nouvel amphithéâtre. Les raisons évoquées pour justifier le déménagement sont nombreuses. La levée de boucliers immédiate chez les citoyens. Voici quelques pistes de réflexion autour de ce qui se passe ailleurs…
La première règle pour l’implantation d’un marché? L’emplacement. Les trois premières? L’emplacement, l’emplacement et encore l’emplacement. Le lieu doit être accessible à pied, à vélo, en auto et en transport en commun. Et ce, qu’il s’agisse de halles (des marchés couverts) ou de ce que les Français appellent les marchés de plein vent. Voilà pourquoi plusieurs villes américaines privilégient de plus petits marchés, ponctuels, histoire de permettre aux résidents d’un quartier de s’approvisionner à proximité sans qu’ils aient à utiliser leur voiture. Logique, si on prône des valeurs environnementales.
La deuxième? Le rapport au territoire. Ce qui permet de prolonger le regard de l’acheteur jusque sur la mer ou dans l’érablière. Vigneault chantait «Le temps qu’il fait sur mon pays, j’aime à le dire, me faut le dire…» C’est un peu ce que devraient faire les bons marchands. Raconter le temps qu’il fait sur les champs. Témoigner de l’abondance tout autant que de la disette. Parler de leurs animaux lorsqu’il s’agit de viande. Et ce n’est qu’autour d’une corde solide, ancrée à la terre, que devraient venir se greffer les artisans transformateurs et les commerçants. L’exotisme n’a de valeur que quand on sait le mettre en perspective et les épiciers savent fort bien s’en charger.
La troisième? La saisonnalité. Le marché, c’est la primeur. Ce produit qu’on n’hésite pas à vendre plus cher parce qu’il vaut plus cher. Il témoigne du savoir-faire de l’artisan. C’est aussi le témoin des saisons. Après l’érable, viennent asperges et rhubarbe puis, cette succession de légumes d’été, jusqu’à ce que l’orange lumineux des citrouilles colore la fin de l’automne. Et que les canneberges appellent Noël.
La quatrième? Qu’il facilite l’échange. On y est bien quand on a les coudes serrés. On ne s’impatiente pas de faire la queue. Les marchés sont comme les restaurants. Il vaut mieux patienter pour obtenir une table dans un lieu fréquenté plutôt que d’être seul, derrière une vitrine, pour attirer de nouveaux clients dans un lieu désert. Chez les «vendeurs vedettes», on fait la file, même si le voisin propose une sélection semblable. Le sourire, le fait de répéter sans jamais s’impatienter, de raconter et raconter encore la ferme, le produit, ses valeurs, sa façon de produire tout autant que le bonheur de vivre de la terre, font vendre. Et la patience entraîne souvent le contact avec nos semblables, qui attendent eux-aussi.
J’aime les marchés un peu brouillons et les étalages qui traduisent la gourmandise. La mise en place du matin, comme ces fins de journée, quand les caisses vides et empilées un peu n’importe comment, illustrent l’achalandage. J’apprécie les vendeurs qui connaissent en détail ce qu’ils vendent. Ceux qui font goûter et qui vont jusqu’à offrir un échantillon à leurs meilleurs clients. «Pour tester cette semaine». On m’a déjà offert une pêche parce qu’il n’était pas question que je reparte sans avoir dégusté le meilleur de la saison.
En voyage, j’aime qu’ils soient plus que la carte postale animée d’une ville et de sa région. Que ce qu’on ne voit pas chez nous s’y retrouve et nous étonne. Ici, je veux qu’ils racontent le territoire, bouchée par bouchée. S’il y a des recettes de succès, il n’y a pas de formule unique. On les fréquente parce qu’ils grouillent de vie, de bruit, que s’en dégagent les parfums des saisons. On y revient parce qu’on s’attache à ces artisans qui sont ce lien avec ce qui pousse au-delà des frontières de la ville.
Voilà pourquoi ils ne s’imposent pas facilement dans un lieu créé de toutes pièces.