Bra, au cœur de la région italienne du Piémont, ouvre ses rues, son centre-ville à une foule immense pour une fête du fromage tenue aux deux ans et organisée par Slow Food.
Vous connaissez ce mouvement qui prône le Bon, le Propre et le Juste et qui veut conscientiser les mangeurs à la réalité de tous ces artisans producteurs qui les nourrissent : éleveurs, transformateurs, entrepreneurs consciencieux de l’importance de la qualité de leur travail et préoccupés par les conditions d’existence de leurs fournisseurs de matières premières. Avec ces trois mots (bon, propre et juste), Slow Food entend souligner l’importance de la qualité de la nourriture, la protection de l’environnement et la nécessité de considérer la valeur de l’effort consenti par ces hommes et femmes de la terre et des campagnes en les rémunérant correctement.
Au cœur de la démarche, divers types de rencontres ponctuelles qui permettent à tous ces gens d’échanger, de partager leurs expériences et de constater qu’ils ne sont pas seuls au monde à batailler pour la survie d’une race, d’une variété végétale, d’une activité de transformation. Slow Cheese est un de ces rendez-vous. Depuis 1997, on réunit des fromagers qui pratiquent encore la transhumance, fabriquent des fromages au lait cru, affinent au sommet des montagnes. Tous les deux ans, ils sont quelques centaines de milliers à venir les croiser, le temps d’une dégustation et d’une rapide explication. En parallèle, on boit et mange, on achète fromages et autres produits alimentaires dans les marchés italien et international, on écoute un peu de musique, assiste à quelques conférences et ateliers divers. On s’instruit et se divertit.
J’y ai passé trois jours. Après l’arrivée à Milan le vendredi 20 septembre, j’ai tout de suite pris la direction de Bra pour aller mesurer l’air du temps. C’était encore assez calme. Dans la salle de presse aménagée dans une cour intérieure, les journalistes arrivaient un à un. À mesure qu’avançait la journée, la foule grossissait. En soirée, bien sonnée par le décalage et une si longue journée, j’ai croisé des milliers de personnes dans les rues sur le chemin du retour. Samedi et dimanche, il y en avait encore plus. J’ai quitté lundi matin. À sa dixième édition, Cheese allait se conclure sur une participation de près de 270 000 personnes selon les statistiques fournies par l’organisation.
Parmi les qualités de Cheese : l’efficacité remarquable de Slow Food au plan de l’organisation; le souci du détail partout, dans chaque geste et ce, jusque dans les bacs de recyclage installés partout dans la ville; cette boîte de hêtre qui sert d’assiette au moment de déguster les fromages à l’oenothèque; l’ombre au-dessus des tentes des ateliers et conférences, etc… La machine est rodée, la pédagogie et le plaisir se côtoient, la découverte toujours présente. Le Piémont se réunit autour des meules et avec les Piémontais, des gens venus d’Italie et d’ailleurs. 30% des visiteurs proviennent de l’étranger.
Quelques artères commerciales sont bordées par de petites tentes qui abritent les Sentinelles: les porteurs de tous ces projets enregistrés à l’Arche du Goût (faites le parallèle avec l’arche de Noé), qui visent la survie d’une race ou d’une pratique unique. Ici, des Polonaises présentent leurs fromages à griller, pressés à la main ou moulés dans des formes de bois et fumés.
Sous la tente du skyr islandais, on apprend que ce sont les Vikings qui, en occupant l’île, ont apporté avec eux les premières vaches et commencé la fabrication des fromages et que la pratique a survécu à la petite ère glaciaire en 1200. Ce qui n’aurait pas été le cas dans les autres pays scandinaves. Aujourd’hui, 3 des 700 producteurs laitiers de l’île perpétuent la tradition. Un peu plus loin, Madeleine Hanssen, qui est venue de Belgique avec sa provision de Herve au lait cru. Elle demeure la seule à le fabriquer et mise sur sa ténacité et son enthousiasme pour recruter de nouveaux producteurs.
La détermination de tous ces éleveurs et fromagers est contagieuse; l’intérêt des mangeurs réel. Dans l’immense tente du marché international où on a regroupé les affineurs, je croise une Écossaise, venue de l’Île de Mull avec ses cheddars. Les yeux remplis de larmes, elle me dit spontanément que les Italiens sont de grands amateurs de fromage; leurs questions sont pertinentes, leur sens du goût aiguisé. Elle donne l’impression de recharger ses batteries et accumule toutes ces preuves d’appréciation et d’affection pour le retour à la ferme quand le quotidien deviendra plus lourd à porter.
Les affineurs, de plus en plus présents dans le monde du fromage, sont regroupés au même endroit. Ils ne sont pas que revendeurs. Ils ajoutent à la noblesse du fromage, valorisent les techniques de ceux et celles qu’ils adoptent. Dans les échanges auprès des fermiers-fromagers qu’ils représentent, ils transmettent les commentaires des clients, suggèrent des améliorations, rapportent ce que leur apprend le marché local et international.
Parmi tous ces acteurs de la scène fromagère : un très grand nombre de défenseurs des fromages au lait cru. C’est une autre des caractéristiques de Cheese et une autre des missions de Slow Food. Par hasard, je croise des chercheurs qui entreprennent l’étude des retombées de ces filières de fabrication à partir du lait cru. Parce qu’un lait cru ce n’est pas qu’un fromage! C’est une prairie en santé qui fournit une alimentation complète aux ruminants; c’est une hygiène parfaite à la traite de même qu’une première transformation qui intègre tradition et préoccupations sanitaires; ce sont des méthodes de conservation et d’analyse qui permettent aux « bonnes bactéries » de faire la lutte aux mauvaises au moment de l’affinage, pour réduire les risques. C’est une montagne animée, une campagne habitée.
Les fromages au lait cru sont, plus que tous les autres, l’expression de leur terroir et du savoir-faire de ceux qui les façonnent. On me répétera souvent que si on peut couvrir les erreurs de fabrication d’un fromage de lait pasteurisé, le lait cru ne pardonne rien.
Je quitte Bra après des jours de rencontres nourrissantes et l’espoir de voir se perpétuer ces histoires qui permettent à de petites parcelles de la planète d’exprimer leur caractère. Ici, ce sont ces moutons qui entretiennent le sommet de la montagne; là, ces vaches qui broutent et engraissent durant tout l’été la prairie qui va leur fournir de l’herbe et des fleurs quand elles reviendront au pâturage…
J’ai en mémoire tous ces sourires, ces regards fatigués en fin de journée mais heureux d’avoir croisé tant de monde, ces poignées de mains qui scellent de futures rencontres. Autant d’images d’une diversité à préserver et valoriser. Et bien des histoires à vous raconter.