Jardins et jardiniers laurentiens 1660-1800
Creuse la terre, creuse le temps
Un ami a déposé ce livre, discrètement, avant de quitter la maison à la fin d’une soirée. J’avais vu passer l’ouvrage de Jean-Pierre Hardy au travail sans prendre le temps de le regarder. Ce printemps 2016 était bien chargé, il faut le reconnaître.
Je l’ai glissé dans mes bagages en partant en vacances. Sans trop savoir si c’est le roman d’Eleanor Catton, Les Luminaires (Alto) allait l’emporter. J’ai lu les deux; rapidement terminé Jardins et jardiniers laurentiens alors que l’intrigue néo-zélandaise m’occupe encore. Deux genres. Deux mondes. J’en conviens.
Qui est Jean-Pierre Hardy? Historien et chercheur associé au Musée canadien de l’histoire, qui a fait preuve de patience et de sagesse en amassant des données qui allaient permettre de documenter la place du jardin domestique dans la vallée du Saint-Laurent. En particulier les jardins urbains de Québec et Montréal pour lesquels il disposait de «sources» fiables (registres, cartes etc.). Un homme qui, en avant-propos, explique qu’il envisageait la retraite «avec un brin d’inquiétude» en reconnaissant que cette partie de notre histoire avait peu retenu l’attention. Un auteur qui mentionne que l’héritage familial a probablement à voir avec cet intérêt, son père ayant entretenu un potager jusqu’à l’âge plus que vénérable de 95 ans. Ce qui nous procure une lecture éclairée et éclairante au plan des connaissances historiques autant que maraîchères. Un auteur qui sait ce que représente se mettre les mains dans la terre!
«Dans toute la colonie et à plus forte raison dans un pays où la végétation se repose une bonne moitié de l’année, l’alimentation est une préoccupation constante. L’apport d’un potager devient donc une nécessité chez bon nombre de citadins et chez presque tous les habitants.»
Si le potager est une nécessité, un passage obligé pour assurer sa survie et celle de sa famille, il n’est pas si simple de se faire jardinier; vous le savez si vous avez tenté l’expérience. Plus difficile encore d’y arriver quand il n’y a ni marché fermier, ni fournisseur à proximité pour vous approvisionner quand la récolte devient catastrophe. On n’a pas de mal à imaginer les disettes. Et pour qu’on saisisse bien ce qu’il faut de compétences, Hardy a la sagesse de remonter en Europe pour s’intéresser à la formation. Là où les maraîchers londoniens sont incorporés dès le XVIIe siècle et les jardiniers des monastères cumulent les tâches. Il nous apprend que ce n’est qu’à la moitié du XVIIIe siècle que les jardiniers professionnels Parisiens vont s’incorporer.
Mais, en parallèle, l’intérêt pour les espèces légumières et fruitières grandit; les naturalistes font voyager «nos» espèces indigènes pour les acclimater et les cultiver dans les jardins royaux. Dans cette logique d’aller-retours, une partie de ce savoir voyagera jusqu’ici alors que bon nombre de plantes, de graines seront chargées à bord des bateaux pour nourrir la curiosité scientifique et la gourmandise des bourgeois.
Jardins du gouverneur, de l’intendant, des communautés religieuses vont façonner le paysage de la ville de Québec. Idem à Montréal où s’ajoutent les potagers des particuliers (les habitants de Québec cultivent et s’approvisionnent hors les murs). Le jardin est lieu de production de plantes ornementales, médicinales, d’aliments et sert au recueillement. Chez les hospitalières, il nourrit les malades.
Je fais ici une parenthèse pour souligner le fait que quelques-uns de ces potagers ont survécu au temps, jusqu’à ce que l’urbanisation, des changements au zonage n’aient raison de l’histoire comme à Québec avec la ferme SMA. J’allonge la parenthèse pour préciser que quelques communautés soutiennent toujours des projets agricoles. Je pense en particulier à la communauté des sœurs de Notre-Dame-du-Bon-Conseil qui appuie un projet d’économie sociale : les fermes Solidar, dans le rang Saint-Joseph à Chicoutimi. http://www.lesfermessolidar.com/
Jean-Pierre Hardy remonte le temps; reproduit des tableaux qui illustrent les revenus des ventes et facilite la compréhension de tout ce travail investi pour l’aménagement et l’entretien des potagers. Plus que tout, sa démonstration prouve, hors de tout doute, qu’on consommait plus de légumes et de fruits que ce qu’on le croit généralement; que la diversité était présente et que si les saisons ont permis d’écarter des espèces gourmandes de chaleurs, les légumes qui profitent bien lors des journées fraîches ont prospéré. Choux, ois de toutes sortes, fèves, maïs, , céleri, salade, ail, oignon, poireau…toutes ces herbes à consommer fraîches et à saler…la liste est longue.
Son travail démontre que ce climat que plusieurs s’empressent de qualifier de nordique avant d’enchaîner au sujet de ses limites quasi infranchissables a ses avantages et qu’il offre aux audacieux des défis et délices. En tout cas à qui sait creuser la terre pour y semer quelques graines de possible.

Un carré d’asperges, obtenu par contrat, permettait au jardinier de tirer un revenu supplémentaire.
Jean-Pierre Hardy, Éditions du Septentrion.