La plupart des aliments ont une histoire qui nous transporte ailleurs. Parce qu’ils ont eux-mêmes voyagé avant de parvenir dans nos assiettes. Même les plantes sauvages des forêts gaspésiennes, abitibiennes, de bord de mer peuvent nous entraîner en Scandinavie et jusqu’en en Turquie, où on mange la salicorne en salade. Il n’est pas rare de la voir sur les marchés d’Istanbul et parmi les plats du meze .
Les échanges se sont amorcés depuis bien longtemps; les épices et les herbes ont soigné, relevé la saveur des plats et souvent facilité leur conservation. Les Basques ont enrobé leurs jambons dans les piments « Gorria »; un d’entre eux s’appelle aujourd’hui le piment d’Espelette. Certaines herbes, plus fortes en huiles essentielles, ont connu des usages thérapeutiques avant d’être considérées comme des plantes aromatiques. En fait, épices, herbes, fruits et légumes se sont doucement intégrés dans des cuisines à des milliers de kilomètres de leurs origines. Les tomates sont devenues saveur quasi universelle. Elles poussent partout mais ne goûtent pas la même chose parce que la façon de les cultiver et de les apprêter change selon l’endroit.
Ce qui me dérange et que j’exprimais dans Goût du monde ou saveurs locales?, ce ne sont pas ces échanges, vieux comme le monde mais plutôt la standardisation et cette marchandisation des saveurs qui tend à uniformiser les plats. Turcs, Mexicains, Argentins, Anglais ont tous leurs recettes de légumes au vinaigre. Pourquoi devoir tous nous convertir au même ketchup?
Aujourd’hui, en rentrant de cette découverte marquante avec la Turquie, je veux vous raconter quelques légumes qui ont traversé les mers, des océans et les siècles et qui sont devenus des symboles culinaires grâce à l’usage qu’en ont fait les cuisiniers des sultans, aux gestes des agriculteurs et des marchands et à ces millions de femmes qui ont su se les approprier . Des légumes qui ont survécu parce qu’on a su conserver leurs semences, observer et reproduire des croisements fortuits puis, sciemment pensés. Ils ne sont pas uniformes; ni dans leurs variétés ni dans leurs usages. En voici 5 qui, avec la dinde qui a curieusement donné son nom anglais au pays, ont quitté les Amériques pour parfumer des plats apprêtés aux confins de l’Europe et de l’Asie.
Topkapi est un des grands musées d’Istanbul. Un palais ottoman fabuleux, construit en trois ans, de 1475 à 1478 qu’on peut visiter jusque dans les cuisines. Dans son livre sur la cuisine ottomane (500 years of Ottoman Cuisine, éditions Boyut), Mariana Yerasimos raconte qu’au XVIe siècle, on y compte 60 chefs spécialisés : boulangers, pâtissiers, confiseurs, spécialistes de la cuisson des viandes, du riz, des légumes, 200 personnes les assistaient. Le sultan a sa propre brigade. Idem pour sa mère, ses sœurs et ses filles qui vivent, cloîtrées, au harem. On y nourrit 5 000 personnes quotidiennement au XVIIe siècle. Souvent plus de 2 fois plus les jours de fête et de réceptions officielles. Au moment de la visite du palais, on peut encore contempler des porcelaines de Chine, d’Angleterre, de Sèvres qui ont trôné sur les tables et qui sont remarquablement conservées. Sur un des panneaux, on apprend que sept aliments (la dinde et six végétaux), provenant des Amériques, ont été retrouvés dans les registres. Hormis la dinde que je n’ai vue nulle part, les autres se vendent à l’état frais et sont toujours cuisinés.
Courges et citrouilles
Dans la familles des cucurbitacées, la courge serait apparue la première à la cour ottomane. Les archives parlent de kabagi (qui semble aujourd’hui faire référence à la calebasse), qui signifierait courge égyptienne. S’agirait-il de son précédent lieu de passage avant la Turquie? Elles, ou fort probablement leurs graines, avaient un jour quitté l’Amérique centrale avec les conquistadors espagnols pour migrer jusqu’au fond de la Méditerranée. Début octobre en Cappadoce, on les dirait abandonnées dans les champs dégarnis. Pourtant, par un dimanche de soleil, ils étaient quelques dizaines, occupés à tout nettoyer, désherber les champs pour les aligner avant le passage de la remorque de chargement.
Et même si l’automne s’installe doucement, faisant perdre quelques degrés, le jour comme et la nuit, on voit encore pas mal de melons et pastèques. Ils ont perdu un peu de sucre mais nous mettent encore en appétit. Proposés au déjeuner ou en collation, comme on peut le voir ici où ce marchand ambulant, après avoir présenté la chair dans des barquettes de plastique empilait artistiquement ses rebuts.
Quant aux courgettes, on les farcit en «dolmas » (feuilles et légumes farcis), une autre spécialité turque. Les confitures de citrouilles trônent près des autres fruits cuits dans le sucre. Plus étonnant encore, j’ai pu goûter à deux reprises à des quartiers de citrouille confite dans des restaurants qui présentent une carte locale originale. Une première fois, chez Duble Meze, on l’a servie découpée et posée sur de la crème de lait de bufflonne légèrement fouettée et un concassé de pistache. Chez Ciya, quelques jours plus tard, la pâte de sésame garnissait la tranche entière.
Pommes de terre, tomates et piments
Les solanacées ont aussi migré de l’Amérique du Sud à la Turquie. À Istanbul, on sert les pommes de terre cuites dans des fours alimentés au charbon, en bordure des rues. Une fois qu’elles sont cuites, on les fouette énergiquement dans la pelure puis, vous choisissez vos garnitures. Sur le marché de la petite ville d’Avanos, où c’était jour de provisions, elles s’empilaient directement sur le sol et on en voyait plus d’une variété. Curieusement, ce sont majoritairement des hommes qui les commerçaient.
La tomate trône. À la table du déjeuner on la sert crue et cuite. On les voit au moment du meze, avec toutes ces entrées présentes sur la table jusqu’à la fin du repas. Elles sont goûteuses, gorgées de soleil, additionnées de piment ou transformées en pâte et en sauce. C’est une des stars de la cuisine turque. Le plat sur la photo est un des meilleurs que j’ai mangé. Servi le premier matin à l’auberge de Gorëme, j’ai redemandé la recette après avoir offert à la cuisinière une boîte de sirop d’érable (nous avons pris l’habitude d’en laisser un peu partout sur notre passage). Elle me l’a rapidement expliquée dans un anglo-turc qui empêchait la multiplication des détails et les proportions! Il s’agit de piments revenus dans l’huile auxquels on ajoute des tomates fraîches que l’on sert sur un yogourt assez épais et frais. Un pur délice.
Piments et poivrons
C’est ce qu’on appelait « poivre de Hongrie », dans les cuisines de Topkapi. Un régal pour les yeux autant que l’estomac. Le bonheur! Séchés, confits dans l’huile, grillés sur les feux au charbon, enfilés sur des cordes et mis à sécher pour être broyés ou farcis, ils sont partout et se classent différemment sur l’échelle de Scoville selon leur degré de force. Je n’ai pas vu de poivrons verts comme ceux que nous mangeons, immatures. Pas plus de poivrons de serre qui contiennent finalement beaucoup d’eau mais des poivrons charnus, savoureux. Assez pour transformer je ne sais combien de plats et réchauffer ces hivers turcs que l’on dit froids et humides.
Dans ces images imprimées dans ma mémoire: ces montagnes de piments du beau marché d’Avanos et toutes ces mains qui s’activaient à les trier avant de repartir les transformer. Les pots de piments en poudre ou en marinade déposés sur les tables de quelques restaurants; le long piment vert qui garnit l’assiette de kebab et qui sert à relever la viande. Et toujours en assaisonnement subtil où on devine sa présence sans qu’il vienne tout bouleverser.
Haricots
Début octobre, aux premiers jours de l’automne, on voit surtout les haricots à écosser sur les marchés. Des doliques en quantité, des haricots blancs déjà séchés, écossés et prêts à la réhydratation. Dans cette cuisine où on trouve régulièrement de la viande les légumes et légumineuses occupent généralement la plus grande part de l’assiette. Les protéines animales semblent avoir pour fonctions d’accompagner et de donner de la saveur. La viande, très souvent le mouton, est ajoutée au riz qui farcit les dolmas, détaillée en bouchées dans les casseroles, cuite à feu lent ou saisie sur les feux de charbon.
Maïs
Nous qui nous croyions champions des épluchettes…le maïs mangé sur l’épi est partout! Sur les quais comme au coin des rues passantes. On l’offre en collation aux petits, qui semblent en raffoler. Si, de temps à autre, on en déniche quelques grains dans une salade, les épis sont cuits, servis et consommés dans la rue. Près du pont Galata; lors des promenades en famille, à l’entrée du parc en contrebas de Topkapi, au marché d’Avanos, en Cappadoce, j’ai pu en voir. J’ai même deviné les préparatifs d’un marchand ambulant le jour où nous nous sommes égarés dans un quartier où bien peu de touristes mettent les pieds, les feuilles de centaines d’épis s’empilaient, en bordure de rue.
J’ignore à quel point ils cuisent quand ils ne semblent que baigner dans l’eau tiède pour être salés au moment du service. Ils sont aussi grillés sur un feu de charbon. Pour avoir goûté, une fois, leur texture très amidonnée détonne avec ce que nous connaissons quand nous les mangeons quelques heures après la cueillette. Parmi quelques idées toutes simples à appliquer ici: l’utilisation des feuilles en assiette et l’effeuillage systématique avant la vente des épis frais, même sur les marchés. Une corvée de moins!
On voit aussi des champs de ce maïs qui sert probablement au pressage de l’huile qui, avec le tournesol (autre plante originaire des Amériques) est couramment utilisée en cuisine.
Une des beautés de l’assiette turque ce n’est pas qu’elle trône au palmarès des grandes gastronomies du monde comme le sont les cuisines de France et d’Italie; après quelques jours, on la trouve même un peu répétitive. Mais pour ce qui est des fruits et légumes, on se croit directement parachuté dans un des grands potagers du monde. Un fabuleux jardin dans lequel poussent champignons et plantes indigènes mais aussi tous ces végétaux qui ont transhumé de l’Asie ou de l’Amérique jusqu’en Turquie, au fil des siècles et qui, grâce aux épices, colorent toujours les repas de tous les jours et en sont la base. Je pense aussi à ces salades de thym, aux oignons finement émincés et parfumés au sumac, aux artichauts marinés, à l’ail confit… mais nous ne sommes plus du côté des Amériques.
22 octobre 2015 à 6 h 01
Merci Mme Raymond pour ces notes de voyage. Ces textes m’ont faits revivre un voyage que j’ai fait en Turquie en 1984… C’est un très beau pays rempli d’histoire et les gens y sont chaleureux.
J’aime beaucoup vous écouter aussi en ondes. Vous faites des reportages intéressants et vous savez nous sensibiliser aux grands et petits enjeux de tout ce qui ce rattache à notre alimentation de près ou de loin. On sent la passion qui vous anime et le travail de recherche qu’il y a derrière chacun de vos reportages. Un seul regret : qu’on ne vous accorde pas assez de place… Merci encore pour votre beau travail.
Sylvie Brodeur
St-Antoine-de-Tilly
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